article paru le 19/10/2015 dans le Huffingtonpost.it – traduit de l’italien par Silvia Guzzi
Le bilan des morts aux frontières européennes s’aggrave de jour en jour et ressemble chaque fois un peu plus à un bulletin de guerre. En quelques heures seulement, huit corps d’hommes et de femmes ont été repêchés au large des côtes libyennes par un bateau de la marine militaire italienne et 5 autres migrants ont été retrouvés au large de l’île de Castellorizo. Il y a quelques jours, une femme syrienne a trouvé la mort dans l’Eurotunnel en essayant de passer de France en Angleterre et un jeune afghan a été tué par un policier bulgare pour ne pas s’être arrêté à la frontière. Mais à en croire les conclusions du Conseil de l’Europe du 15 octobre dernier, ces morts et les 3000 autres qui les ont précédés depuis le début de 2015 n’existent pas, ne sont plus cités. Elles sont loin les larmes de crocodile versées pour les centaines de morts du 3 octobre 2013, du 18 avril ou encore sur la photo du petit Aylan. Les mots solidarité et sauvetage ont disparu du vocabulaire européen. La promesse d’arrêter l’hécatombe à nos frontières semble ne plus être une priorité et ne fait plus partie non plus des mesures urgentes à prendre, comme si les morts dans la Méditerranée n’étaient qu’un dommage collatéral.
Après l’annonce de la redistribution de 160.000 réfugiés qui se trouvent déjà sur le territoire européen, les seules mesures européennes semblent se limiter à contenir les arrivants et à expulser tous ceux qui sont considérés de manière arbitraire comme des migrants économiques.
Les priorités de l’Union européenne sont définies clairement dans les conclusions du Conseil du 15 octobre : collaboration avec les pays tiers, renforcement des contrôles aux frontières extérieures et multiplication des expulsions. La diplomatie européenne concentre ses efforts dans les négociations avec la Turquie pour éviter que les migrants n’arrivent en Europe et avec les pays africains pour expulser ceux qui sont déjà là.
En échange d’un soutien inconditionnel aux prochaines élections et la promesse de rouvrir les discussions sur le processus d’adhésion, l’Union européenne ferme les yeux sur les très graves violences que le gouvernement d’Erdogan est en train de commettre à l’encontre du peuple kurde et demande en contrepartie à la Turquie de réactiver l’accord de réadmission – qui faciliterait l’expulsion y compris de ceux qui y ont seulement transité – et aussi de s’engager à garder les réfugiés syriens sur son territoire. Le fait que 2 millions de Syriens vivent dans les limbes en Turquie et que 300.000 à peine soient entrés en Europe n’a apparemment que peu d’importance.
La logique de la soumission à certaines conditions et des échanges de faveurs, dans laquelle les migrants ne sont plus que monnaie d’échange pour des accords économiques et politiques, ne se limite apparemment pas seulement aux pays tiers mais elle gagne l’Europe. En effet, l’Allemagne serait prête à se montrer plus « compréhensive » sur la question des engagements économiques que la Grèce a pris dans le cadre du Mémorandum si celle-ci décidait d’accueillir sur son territoire une partie des 400.000 réfugiés qui sont entrés par ses frontières et qui s’acheminent vers la route balkanique. La logique de l’échange mutuel de faveurs est contenue dans plusieurs documents, selon le principe du « more for more » qui autorise l’échange de faveurs en contrepartie de la signature d’accords de réadmission, et ouvre à une éventuelle menace, en cas de résistance, de réduction des fonds pour le développement ou des propositions d’accords commerciaux. On officialise de la sorte une des pratiques habituelles de la diplomatie italienne, qui par le passé a offert des moto-vedettes à la Libye, à l’Égypte et à la Tunisie, des moyens de contrôle à terre en Gambie et au Niger, sans parler des négociations en vue d’accords pour le gaz et le pétrole au détriment de milliers de migrants.
Le Conseil a aussi prévu comment réagir au cas où les pays d’origine s’opposeraient à la signature des accords de réadmission, en utilisant des « laissez-passer » – des documents qui permettent d’expulser sans avoir l’accord des consulats, une pratique déjà utilisée et dénoncée en France – ou encore en recourant à l’Accord de Cotonou, un accord commercial entre l’UE et les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique dont l’article 13 prévoit de rendre plus faciles les procédures d’expulsion des ressortissants de ces pays «sans autre formalité». De telles politiques risquent d’engendrer des expulsions collectives vers les pays qui se laisseront corrompre par les promesses européennes en échange d’un soutien politique ou économique.
Le gouvernement italien semble s’aligner parfaitement sur les pratiques répressives européennes vu l’accroissement d’annonces indiscriminées de mesures de refoulement d’hommes et de femmes à leur arrivée sur les côtes italiennes. On a enregistré des cas comme ceux-là ces derniers jours à Pozzallo, Catane, Caltanisetta ainsi qu’à Agrigento où de jeunes sub-sahariens sont arrivés et ont été transférés en 24 heures à Lampedusa avec un document, souvent pas traduit, de refoulement entre les mains.
Ces pratiques arbitraires sont les premiers essais avant l’alignement définitif sur les normes européennes qui prévoient la création de « hot-spots » aux frontières italiennes et grecques. Ces centres, qui seront au nombre de 5 en Italie, ne seront pas seulement un point d’identification obligatoire pour tout nouvel arrivant, mais auront aussi pour but de faire le tri entre ceux qui seront redirigés vers d’autres pays européens – Érythréens, Syriens et Irakiens – et ceux qui, au terme d’une enquête sommaire de quelques heures qui ne tiendra pas compte des cas individuels – seront considérés comme des migrants économiques à expulser. Si les ressortissants de pays avec lesquels l’Italie a signé un accord de réadmission – Tunisie, Égypte et Nigeria – sont expulsés rapidement, au risque de mettre en danger la vie de victimes de la traite, les autres pour l’instant reçoivent un avis de refoulement qui les oblige à vivre dans la clandestinité. La signature de nouveaux accords de réadmission ne ferait qu’augmenter le nombre d’expulsions illégales et sommaires.
L’ARCI (Associazione Ricreativa e Culturale Italiana) qui, dans le cadre du projet de monitorage des politiques d’externalisation, dénonce ces politiques et leurs effets pervers sur la vie des migrants, lève une alerte sur la dérive répressive de la part de l’UE et de l’Italie à travers des pratiques qui violent les conventions internationales. Elle rappelle en outre que l’urgence principale est de mettre fin à l’hécatombe qui a lieu à nos frontières en ouvrant des canaux humanitaires et non pas en érigeant de nouveaux murs et en militarisant la Méditerranée.
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