Article paru le dimanche 8 novembre 2015 sur Artribune.com
Texte par Michele Pascarella
Traduction française par Silvia Guzzi
La fondatrice du Teatro Valdoca de Cesena vient de publier, chez Einaudi, un nouveau recueil de poèmes. Nous l’avons interviewée.
Le giovani parole est aussi le titre d’un de tes “rites sonores”. Pourquoi cette définition?
Le giovani parole est un vers qui appartient à Beppe Salvia. J’y ai vu la définition de la parole poétique: la poésie est parole impérissable, parole qui ne vieillit pas et donc est toujours parole jeune. J’aimais tellement ce titre que, de rite sonore, j’en ai fait un livre, contrairement à ce que l’on fait normalement.
Quels sont les échos de poésie qui t’ont nourrie?
Je lis beaucoup de poésie et j’en apprends beaucoup par cœur, depuis Pascoli jusqu’à Milo de Angelis. Je le dis ouvertement, j’ai une dette envers Borges et envers tous les poètes auxquels j’ai volé des vers, que ce soit Amelia Rosselli ou Ida Vallerugo, Rimbaud ou Giovanna Sicari, Wallace Stevens ou Saint Augustin. Ce livre s’est largement nourri de Bruno Schulz, à qui j’ai dédié toute une section. Son livre, Le botteghe color cannella, m’a vraiment beaucoup influencée et je me suis abandonnée à cette influence, sans opposer la moindre résistance, je l’ai laissé pénétrer mon écriture.
Et quels sont ceux qui ont été un poids pour toi?
À ce niveau, rien ne me pèse parce que je n’arrive pas à lire ce qui ne m’apporte rien, je m’arrête avant que ça ne devienne un poids.
En quoi Bruno Schulz te surprend-il?
Son regard de nouveau-né me surprend, il ne tient rien pour acquis et présente la réalité sous une lumière métaphysique. Et son langage regorge de vers : ils sautent aux yeux et étourdissent presque. J’en ai pris certains et j’en ai fait le titre de quelques poèmes de la section qui lui est dédiée.
Dans quelle mesure Cesare Ronconi guide tes “rites sonores”?
Bien que mes rites sonores puissent paraître très simples, essentiels, il y a un tissage rythmique très important qui guide l’attention du public et l’aisance de ma déclamation, un tissage calibré jusque dans les plus petites nervures. C’est là que Cesare Ronconi est présent, à chaque fois, et à chaque fois il apporte sa critique, ou son admiration, il propose et défait et moi je l’écoute toujours avec une grande attention.
Tu préfères te définir poète plutôt que poétesse. Pourtant ton regard est profondément féminin.
Pour moi, le mot « poète » contient les deux genres. Poète est un très beau mot et c’est celui que je préfère, je trouve qu’il fait partie de la famille de mots comme athlète, ascète, des mots qui sonnent bien auprès de celui de poète, comme si le genre, parfois, n’avait qu’une importance secondaire.
À propos: certaines femmes ont contribué à la composition de Le giovani parole.
J’ai demandé de l’aide à Giovanna Rosadini, ma première éditrice chez Einaudi et elle-même poète aujourd’hui. J’avais beaucoup de doutes : il me semblait que les sections étaient trop nombreuses alors, après avoir effectué ma première composition, j’ai passé une journée à travailler avec elle et nous avons mis au point tous les détails. Giovanna a une formidable lucidité poétique et j’ai accueilli chacun de ses conseils avec reconnaissance. Comme Milo de Angelis l’écrit « il suffit d’une larme pour tout abîmer » et je pense que c’est tout à fait vrai. Giovanna m’a aidé à peaufiner, à supprimer surtout, et puis elle connaît bien mes points faibles.
Certains poèmes sont clairement autobiographiques. Quels sont les pans de ta vie qu’aucun livre ne peut contenir ?
Peut-être ceux qui mettent en cause la vie intime des personnes que l’on reconnaîtrait trop facilement. Pour le reste, je crois que tout ce qui est vécu de manière véritière et pleine peut faire partie d’un livre. J’ai publié des poèmes sur ma mère parce que ma mère n’est plus en mesure de les lire, parce que ce qui la caractérisait s’estompe et parce que ce qui lui arrive à elle et à moi appartient à la plupart des gens de ma génération et sera de plus en plus courant. Les personnes âgées nous lancent une perche : ils nous invitent à repenser non seulement la mort mais aussi tout le long cheminement vers la sortie de la vie.
On dirait que tu as envie d’interrompre le silence le moins longtemps possible. C’est vrai ?
De nos jours le silence n’a plus lieu de manière naturelle. Les maisons, les rues, les cours ne sont plus immergées dans le silence comme dans mon enfance, une enfance sans téléphone, sans télévision, avec très peu de voitures dans les rues, une radio allumée à peine quelques minutes par jour. Tout ce qu’on vivait émergeait du silence. Aujourd’hui si on veut le silence, il faut véritablement le conquérir, se blinder, s’abstenir des sollicitations de tous les jours, que ce soit le téléphone ou les nouvelles, ou les faits divers, et pour finir, en ce qui me concerne, il y en a toujours trop peu, toujours trop peu de silence.
C’est dans le silence que s’accumule la puissance et, selon les maîtres orientaux, le silence est la plus grande des leçons. Mais il faut avoir l’esprit bien en place pour s’y sentir à l’aise.
Pourquoi continues-tu à partager ce que tu écris ?
La poésie est chargée de ce silence, elle le met au centre. Je veux dire par là que je crois que la poésie est ce qui se rapproche le plus de la nature. Non seulement parce qu’elle porte en elle les puissances archaïques du langage et du pré-langage mais surtout parce qu’elle a cette immense affinité avec le silence. Quand je parle de silence, j’entends le son de la nature, avec ses eaux, ses animaux, ses plantes, ses feuilles, ses nuages et son silence.
Le choix des poèmes qui composent le recueil a été aussi déterminé par la réaction des personnes au cours des lectures à haute voix ?
Non. Je n’ai jamais lu ces poèmes à haute voix, sauf Bello Mondo et Studio sullo stare fermi, deux poèmes courts qui sont nés pour le théâtre.
Quelle responsabilité ont ceux qui écoutent ou qui lisent tes poèmes?
Envers moi aucune. Envers eux-mêmes, je dirais celle de toujours, c’est-à-dire d’être-là pleinement, au maximum de leur propre force d’amour, de leur capacité d’attention et d’écoute.
Comment affines-tu la simplicité de tes poèmes?
Je ne suis pas tellement capable d’affiner. En général, les poèmes arrivent seuls, exactement comme tu les vois sur la page. Parfois je supprime des vers parce qu’à l’oral j’ai l’impression qu’ils sont ennuyeux à lire, je les sens tomber à mes pieds et incapables d’un jet plus long. C’est vrai que ce livre semble plus simple que les précédents et cette simplicité conquise est le fruit de la maturité, je crois. Mais la poésie n’est jamais simple. J’espère avoir acquis un plan simple et qu’en dessous l’entrelacs de toutes les autres nervures soit resté bien présent. À propos de la simplicité apparente de son dernier livre de poésie, Borges parle d’une « secrète et modeste complexité ».
Pour toi, publier un livre c’est laisser un héritage?
Les poèmes que j’écris sont pour moi des dons. Je ne sais pas d’où ils viennent, je sais que je n’ai aucun mérite et je ne sais pas pourquoi ils sont écrits de mon poing à moi. Alors publier un livre, c’est partager ce don, le mettre au monde et faire en sorte que d’autres en profitent. Ce n’est pas un héritage car je ne crois pas que ce que je laisse soit « à moi ». Je crois que je suis juste une sonde qui analyse, la fissure à travers laquelle quelque chose vient au jour, vient à l’expression. Et c’est là, sans doute, ma plus grande présomption.
Michele Pascarella
www.teatrovaldoca.org